Stéphane Mallarmé - « Pauvre enfant pâle...»
Stéphane Mallarmé - « Pauvre enfant pâle...»
Stéphane Mallarmé
Manuscrit autographe signé
2 pages in-4 à l’encre bleu nuit sur un feuillet de papier vélin.
Précieux manuscrit de cet important poème en prose cher à Mallarmé, offrant de significatives variantes avec le texte finalement publié.
Ce poème en prose fut écrit par Stéphane Mallarmé à l’âge de vingtdeux ans. Il l’envoya accompagné d’une lettre datée du 27 juin 1864 à son ami Armand Renaud.
Il fut publié pour la première fois dans La Semaine de Cusset et de Vichy le 2 juillet suivant sous le titre « Pauvre enfant pâle ». Mallarmé semble en avoir été particulièrement satisfait puisqu’il fut repris dans la Revue des Lettres et des Arts (20 octobre 1867) et dans L’Art libre (Bruxelles, 1er février 1872), sous le titre « La Tête », puis dans Le Décadent (7 août 1886) sous le titre « Fusain », puis à nouveau sous celui de « Pauvre enfant pâle » dans La Revue rose (mars 1887), La Jeune Belgique (mars-avril 1891) et L’Écho de Paris (14 juin 1891). Il sera recueilli en volume dans Pages (1891) et enfin dans Divagations (1897). Soit en tout pas moins de neuf publications, tout au long de la vie de Mallarmé.
Dans la lettre à Armand Renaud Mallarmé s’explique ainsi sur la genèse du poème : « Dernièrement, je vis par ma fenêtre un méchant enfant pauvre qui chantait seul par les rues une chanson insolente : la voix, très haute, le forçait à lever la tête d’une façon singulière et qui me frappa longtemps. Un moment l’affreuse idée me vint que cette tête, qui semblait vouloir s’en aller, serait peut-être un jour en effet détachée du reste de ce corps par le couteau de la justice, et dans la soirée j’écrivis le poème en prose que je vous envoie. »
Il s’agit d’un texte dont le début est un tableau réaliste :
« Pauvre enfant pâle, pourquoi créer à tue-tête dans la rue ta chanson aiguë et insolente qui se perd parmi les chats, seigneurs des toits ?
Car elle ne traversera pas les volets des premiers étages, derrière lesquels tu ne vois pas les lourds rideaux de soie rouge. »
Mais qui prend rapidement une tournure plus fantastique :
« Et ta complainte est si haute, si haute, que ta tête nue qui se lève en l’air à mesure que ta voix monte, semble vouloir partir de tes petites épaules.
Petit homme, qui sait si elle ne s’en ira pas un jour, quand, après avoir erré longtemps dans les villes, tu auras fait un crime (...) »
A la fin le garçon acquiert une dimension christique, payant pour le rachat des autres :
« Elle te dira adieu quand tu paieras pour moi, pour ceux qui vaudront moins que moi. Et probablement tu vins au monde pour cela et c’est pour cela que tu chantes dès maintenant. »
Ce manuscrit constitue la première version connue du poème, celle qui fut envoyé à Armand Renaud. Elle comporte sept ratures, et aussi plusieurs différences avec la version finalement publiée dans Divagations, à commencer par la disposition des strophes.
Premier paragraphe :
Manuscrit : « Pauvre enfant pâle, pourquoi crier à tue-tête dans la rue vide ta chanson aiguë et insolente... »
Divagations : « Pauvre enfant pâle, pourquoi crier à tue-tête dans la rue ta chanson aiguë et insolente... »
Deuxième paragraphe :
Manuscrit : « ... car elle ne traversera pas les volets des premiers étages, derrière lesquels tu ne vois pas les lourds rideaux de soie incarnadine. »
Divagations : « … car elle ne traversera pas les volets des premiers étages, derrière lesquels tu ignores de lourds rideaux de soie incarnadine. »
Quatrième paragraphe :
Manuscrit : « Mais tu travailles pour toi, et, debout dans les rues... »
Divagations : « Mais tu travailles pour toi : debout dans les rues... »
Cinquième paragraphe :
Manuscrit : « … couvert de vêtements déteints faits comme ceux d’un homme, grand pour ton âge et d’une maigreur précoce, tu chantes avec acharnement pour manger, sans abaisser tes yeux méchants vers les autres enfants qui jouent sur le pavé. »
Divagations : « couvert de vêtements déteints faits comme ceux d’un homme, une maigreur prématurée et trop grand à ton âge, tu chantes pour manger, avec acharnement, sans abaisser tes yeux méchants vers les autres enfants jouant sur le pavé. »
Septième paragraphe :
Manuscrit : « … quand, après avoir erré longtemps dans les villes... »
Divagations : « … quand, après avoir crié longtemps dans les villes... »
Huitième paragraphe :
Manuscrit : « … car un crime n’est pas bien difficile à faire, va, il suffit d’avoir une main au bout de son désir, et nous tous qui en désirons, si nous avions l’énergie de ta petite figure, nous en ferions. Il en faut qui paient pour les autres. Les victimes de la justice naissent d’elles mêmes pour être frappées un jour : elles n’ont ni père ni mère, et on ne les connaît qu’à l’heure où leur tâche est terminée. Comme toi. »
Divagations : « … un crime n’est pas bien difficile à faire, va, il suffit d’avoir du courage après le désir, et tels qui... Ta petite figure est énergique. »
Neuvième paragraphe :
Manuscrit : « Pas un sou ne descend dans ton petit panier d’osier que tient ta longue main pendue sans espoir sur ton pantalon : cela te rendra méchant, et un jour tu commettras un crime. »
Divagations : « Pas un sou ne descend dans le panier d’osier que tient ta longue main pendue sans espoir sur ton pantalon : on te rendra mauvais et un jour tu commettras un crime.»
Dixième strophe
Manuscrit : « Et ta tête se dresse toujours et veut te quitter, comme si d’avance elle savait, pendant que tu chantes dans l’air qui devient menaçant. »
Divagations : « Ta tête se dresse toujours et veut te quitter, comme si d’avance elle savait, pendant que tu chantes d’un air qui devient menaçant. »
Onzième strophe :
Manuscrit : « Elle te dira adieu quand tu paieras pour moi, pour ceux qui vaudront moins que moi. Et probablement tu vins au monde pour cela et c’est pour cela que tu chantes dès maintenant, nous te verrons alors dans les journaux. »
Divagations : « Elle te dira adieu quand tu paieras pour moi, pour ceux qui valent moins que moi. Tu vins probablement au monde vers cela et tu jeûnes dès maintenant, nous te verrons dans les journaux. »
Douzième strophe :
Manuscrit : « Ah ! pauvre petite tête ! »
Divagations : « Oh ! pauvre petite tête ! »
La plus importante des variantes est à la strophe 8, dans laquelle Mallarmé écrit explicitement que chacun rêve de commettre un crime et n’y renonce que par manque d’énergie.
Une autre version du texte, plus tardive, est conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
